Post-Piper : instrument d’avenir collectif | Introduction
Ce billet constitue une première introduction et vise à donner des éléments de compréhension aux enjeux de Post Piper.
Qui n’a jamais entendu l’expression « jouer du pipeau », raconter des histoires ? Le mot est riche d’une polysémie qu’il vaut la peine de rappeler. Le verbe piper, du latin populaire pipare signifie au moyen-âge à la fois « gazouiller » et « jouer de la flûte ». Passé en français avec son sens propre, il désigne d’abord « pousser un petit cri » en parlant d’une souris ou d’un oiseau. De ce sens perdu procède ensuite l’emploi du mot à la chasse pour « imiter le cri d’un oiseau que l’on veut attirer ». Piper est également passé du langage des chasseurs à celui des joueurs de cartes et de dés au sens se « tromper, leurrer », ainsi les expressions « piper les cartes » et « piper les dés ». On remarquera enfin l’expression « ne pas piper mot », ne rien dire, dérivé des sens précédents. Mais le dérivé le plus important de piper, c’est bien sûr la pipe. Cette dernière a subi l’influence du latin médiéval pipa, « tuyau », « tonneau », lui-même dérivé de pipare. Le sens primitif de pipe, « flûte champêtre », n’a pas survécu et fût par la suite remplacé par pipeau. La pipe, comme chacun sait, a connu un autre devenir, en devenant, par anologie de forme, le « chalumeau avec lequel on boit », ainsi qu’un « tuyau, goulot », sens aujourd’hui disparus. Ce n’est que plus tard qu’elle deviendra l’instrument bien connu du fumeur, constitué d’un tuyau et d’un fourneau. En anglais Pipe a gardé plusieurs de ces significations, plus qu’il désigne à la fois la pipe, la cornemuse ou la flute, mais aussi canalisation ou tuyau.
On retiendra pour notre propos que la Pipe est un instrument en forme de tuyau ou de canalisation employé comme un appât pour tromper l’ouïe et piéger au son de leur propre ritournelles des proies virevoltantes – en jouant leur propre numéro de charme, en quelque sorte. Ce contenant à forme concentrique a donc pour fonction transformer ou faire dériver une matière (son, fumée, liquide…) dans un but précis, comme celui de la tromper, de la séduire ou encore simplement de la canaliser pour pouvoir en faire usage. Le Piper, lui, désigne l’instrumentiste, le joueur de pipeau chargé d’orchestrer cette histoire à dormir debout dont on ne sait trop où elle nous mènera – nous verrons.
En tout cas, Piper c’est également à travers ce mot que l’on connait le Piper-Club de Rome construit en 1965.
Conçu par trois entrepreneurs, Giancarlo Bornigia, Amerigo Crocetti et Pier Gaetano Torneli, le Piper-Club était un immense espace où il faisait bon danser, boire des verres et assister à des concerts. Les danseurs baignaient dans une ambiance d’effets lumineux, la scène était ornée de toiles accrochées qui, arrangées aux lumières, procuraient une expérience unique de plaisir et d’évasion. Le Piper, d’une architecture extérieure très conventionnelle, devint très rapidement « un genre de programme spécifique et innovant qui marqua les espaces et les types d’activités à la mode chez les noctambules des sixties » explique Carlotta Daro dans son excellent ouvrage « avant-garde sonore en architecture »(1)
C’est à partir de ce programme que l’architecte Leonardo Saviolo construira un enseignement spécifique, entre 1966 et 1967, sur un nouveau type d’architecture qui tend à privilégier la conception intérieure plutôt qu’extérieure, l’atmosphère plutôt que la fonctionnalité proprement moderniste du bâtiment en tant que tel. L’espace intérieur se pense et agit dès lors comme un instrument dont une large palette de gammes est offerte par les technologies émergentes qui permettent de faire varier des compostions d’ambiances spécifiques. C’est tout l’imaginaire d’une « architecture conteneur » qui peut alors s’élaborer, car à cette époque dorée l’imaginaire est une matière à « portée de main », liquide , flexible et malléable, qui laisse le champ libre à la fantaisie de concepteurs inspirés.
« Le climat, l’environnement, l’ambiance, le milieu, ces termes équivalents dans les années 1960 se substituent à celui de l’architecture, terme devenu imprononçable » (2) le climat contre l’architecture », dans Climats, les conférences de malaquais , Dominique Rouillard, Edition infolio, 2012
On pouvait compter parmi les étudiants de De Saviolo les futur fondateurs de Superstudio, Archizoom, UFO ou encore Groupe 9999, qui trouvèrent dans cette enseignement un nouveau moyen d’exprimer à travers l’espace un geste politique et révolutionnaire. Nombreux de ces architectes fûrent également influencés par des auteurs comme Marshall McLhuan, et bien d’autres issus de la cybernétique et de la contre-culture américaine, qui voyait dans ces environnements technologiques le moyen « d’entrer dans un état d’interconnexion proche de l’extase » nous raconte Fred Turner dans son ouvrage Le cercle démocratique qui ajoute : « le fait de danser et, plus tard, de se rassembler dans des be-in ou des concerts de rock sont autant de circonstances qui permettent de s’ouvrir à une nouvelle façon d’être : personnelle, authentique, collective, égalitaire. » (3)
La présence massive des technologies de pointe dans les premiers clubs permis de structurer l’imaginaire d’un avenir collectif dont les stroboscopes, lasers et autres effet visuels, sonores et sensoriels contribuèrent à donner l’impression de vivre un futur mis en commun grâce à ces outils aux potentiels inouïs.
D’autres espaces du même genre virent le jour à cette époque, conçus par ces jeunes issus pour la plupart de l’avant-garde radicale italienne. On peut noter le Piper Pluriclub de Turin conçu par Giorgio Ceretti, Pietro Derossi et Riccardo Rosso en 1966, L’altro mondo à Rimini, par les mêmes architectes, ou encore le Match2 conçu par Superstudio en 1969. Le Piper, ancêtre des discothèques, devient un nouveau modèle d’expression par l’espace, un instrument libérateur dont le modèle de conception ira jusqu’à s’appliquer à une autre échelle : celle des villes à la composition et au « climat » maîtrisable dont on peut penser que les smart cities sont la dernière expression en date.
Cette image du monde urbain va être le moteur de nouvelles utopies dont l’environnement constitue une boite close isolée de l’extérieur, une île, qui agit comme un corps sensible à l’image de l’homme qui l’habite. L’utopie sociale et politique de la New Babylon de Constant Nieuwenhuys est nourrie de ces principes où l’habitant devenu nomade peut jouer des ambiances à plusieurs échelles pour adapter son environnement aux désirs individuels et collectifs. La ville est imaginée pour un nouvel homme, l’homo ludens, dont la vie est devenue ludique dans un contexte ou « La production automatisée rend disponible le surplus pour tous, et pas seulement pour les vainqueurs. Une dépense ludique de l’énergie excédante peut dès lors devenir un pur jeu, avec pour seul enjeu la reconnaissance, et non la domination. ».(4)
Bien entendu la construction de ces espaces de manipulation poly- et ultra-sensoriels inspirèrent et inspirent encore d’autres idéologies dont les versions tendent vers un contrôle extrême de l’environnement et un conditionnement de l’homme à travers la maitrise de ces sens par le haut. On peut noter les travaux de Nicolas Schöffer qui voyait à travers sa discothèque, le Voom Voom, conçue à Saint-Tropez en 1966, le moyen de « modeler, par des effets de sons et lumières, l’état psychique du public » et par là même conditionner son comportement. Schöffer invente l’art dit Cybernétique en référence à Norbert Wiener le père de la Théorie Cybernétique dont les principes étaient pour Nicolas Schöffer les moyens de gouvernance ultime de l’environnement. Ici les stimulations sensorielles sont issues d’observations et de l’élaboration d’une « méthode scientifique » de contrôle des effets psychiques et physiologiques sur l’être humain. En clair, un genre de laboratoire d’observation des effets neurologiques engendrés par le son, la lumière, le temps ou encore les variations de chaleur. On imagine bien qu’avec l’évolution actuelle des neurosciences, nous pouvons comprendre plus finement l’impact des ambiances sur nos comportements et nos facultés cognitives. Et dans les cas les plus obscurs de construire des dispositifs de contrôle de plus en plus intrusifs et autoritaires tels qu’ils pourraient être imaginés à travers le neuro marketing.
En somme, le contexte théorique des années 60 a trouvé les moyens à travers l’espace festif et l’ambiance de concevoir de nouveaux moyens d’exprimer ces visions sociales, politiques et technologiques dont le rôle a été fondamental dans la construction des imaginaires collectifs du futur de la société occidentale contemporaine. Cependant il a ouvert également des possibilités de gouvernance extrême aux dérives à la fois ludique et autoritaires.
De nos jours les clubs, discothèques et autres événements festifs prolifèrent, toujours couplés au développement des technologies numériques, des nouveaux modes de socialisation qui les accompagnent. Leur impact sur nos attentions transforme nos manières d’écouter, de voir, de sentir et de communiquer. Il est alors important de s’interroger sur le sens et la place de ces événements dans nos sociétés. Ainsi nous proposons d’élaborer le Post-Piper, l’après Club, l’après discothèque, le post-programme du divertissement et du conditionnement pour ouvrir de nouveaux imaginaires collectifs.
(1) Avant-gardes sonores en architecture, Carlotta Daro, edition Les presses du réel, 2013
(2) Le climat contre l’architecture, climats, les conférences de Malaquais , Dominique Rouillard, Edition infolio, 2012
(3) Le cercle démocratique, le design multimédia, de la second Guerre mondiale aux années psychédéliques, Fred Turne, C&F édition, 2016
(4) New Babylon ou le monde des communs, L’actualité intemporelle du projet d’architecture utopique de Constant, McKenzie Wark, page 238 de la Revue Multitude, Association Multitudes, 2010